Revue Mercure de France - n° 674 - 15 juillet 1926Mais M. Jean François Régis Belle est loin d'être le seul rejeton de l'ancien « coprodhomme ». Il y a encore ses cousins germains, MM. Joseph Eugène Belle, cultivateur aux Gonnets, et Alfred Eugène Etienne Belle, fixé à Voiron. Ces derniers sont les fils, de Anne-Marie Belle, tante paternelle de M. Jean-François Régis, et de Régis Antoine Belle qui, lui-même, par sa grand'mère Elisabeth Perret, fille de Pierre et d'Elisabeth Beyle, descendait de Benoît III, frère aîné de Pierre Ier Beyle du Bouchet. Cette branche est donc doublement Beyle, du côté paternel comme du côté maternel. De la même souche Belle-Perret descendent aussi MM. Eugène Louis et Henri Joseph Belle, des Andrevières. Quant aux descendants en ligne féminine, ils sont légion. Citons M. Perret, garde-champêtre d'Autrans, dont la mère était une des six soeurs de Louis Belle, père de M. Jean-François Régis ; les Arnaud, les Eybert-Prudhomme, parents au même degré ; les Eybert-Parseval, les Repellin, les Rognin ou Ronnin, les Blanc-Brude, les Gaillard, les Blanc-Gonnet, les Alleigre-Carron-Brunel, etc. Bref, tout le monde ou presque, à Autrans, est plus ou moins cousin de Stendhal.
BnF/Gallica : http://gallica.bnf.fr/document?O=N0202006
pages 336 à 354
Comment cette branche est-elle restée paysanne, tandis que l'autre s'élevait à la plus haute bourgeoisie ? La chute, d'une part, a été aussi rapide que l'ascension de l'autre. Pendant que Benoît Ier Beyle, fils d'Ambroise, marchand drapier et homme cultivé comme ses deux frères, est encore, à son décès, qualifié de « maître, ce qui veut peut-être dire que, sur la fin de sa vie, il a rempli les fonctions de maître d'école, son fils Benoît II ne se distingue déjà plus de la foule des paysans. Il semble se relever vers 1720. On le voit s'intituler « rentier de M. de la Bâtie », c'est-à-dire receveur des rentes de « Maistre Ennemond Regoud, de la Bâtie », avocat à Grenoble. Mais ses deux enfants, Benoît III et Pierre I (du Bouchet), après avoir été qualifiés « honnestes » à leur mariage, ne sont bientôt plus désignés que par le termes de « laboureur », ou même de « travailleur ».
Beyle du Bouchet surtout, moins bien loti que son aîné, fut un de ces âpres défricheurs qui allaient disputer leur pain aux broussailles et aux landes, sur les flancs des monts de Bellecombe. Le document conservé par son rejeton, et auquel nous avons déjà fait allusion, le montre sollicitant du juge de Sassenage la restitution d'une « routte », ou terre défrichée (rapta), qu'il cultivait dit-il, depuis plus de dix ans et dont un de ses voisins s'est emparé. Son fils aîné, Pierre II, meurt à quarante trois ans, le 5 octobre 1792, instituant, comme héritier universel, selon toutes les coutumes de l'ancien régime, l'aîné de ses fils et ne laissant à chacun de ses cinq autres enfants qu'une « légitime » de 262 livres. Bien que ce chiffre fût loin de représenter une part égale, Il montre combien dans son ensemble l'héritage était chétif.
Presque dès l'origine, les deux branches, la rurale et la citadine, la paysanne et la bourgeoise, s'étaient perdues de vue. Seul, le premier enfant de Benoît Ier Beyle, Benoît II, eut pour marraine « honneste Maria Baylle, du lieu de Lamps (sic) », sans doute la fille de Jean Beyle et d'Alix Clapasson, et la soeur du bisaïeul de Stendhal. Depuis, aucun autre Beyle de Lans ou de Sassenage n'assiste plus aux solennités de famille, baptêmes, mariages, etc., que célèbrent les Beyle d'Autrans.
La branche de Grenoble bannit jusqu'au souvenir de ces cousins montagnards. Lorsque « maistre Pierre Beyle, procureur ès cour » et grand-père de Stendhal, met une de ses innombrables filles en nourrice à Autrans et que cette fille meurt, le 6 mars 1750, chez Etienne Rognin, son père nourricier, nul ne soupçonne un lien quelconque entre cette petite Sophie Beyle et ses humbles homonymes qui grattent la terre au mas du Bouchet. Ils étaient pourtant cousins au troisième degré. En 1793, quand le jeune Henri Beyle se tourne vers la « montagne de Méaudre » pour entendre le canon du siège de Lyon, il ignore que ses ancêtres sont partis de cette montagne et que certains de leurs descendants habitent encore à ses pieds.
En 1812, quand « M. de Beyle », commissaire des guerres, fait la « campagne de Moskow » à la suite du comte Daru, il ne se doute pas qu'un de ses cousins rustiques, Louis Beyle, fils de Pierre II, conscrit de 1806, fait cette même campagne comme simple soldat et succombe dans les rangs de ces « paysans de l'armée qui allaient se faire faucher par mille à la fois, comme les blés égaux d'une grasse prairie de la Beauce ».
De leur côté, les Beyle ou Belle d'Autrans ont perdu tout souvenir d'une parenté qui aurait cependant pu sembler flatteuse. Ni M. Jean François Régis Belle, ni ses tantes octogénaires, ni aucun de ses cousins n'avait jamais entendu parler de Stendhal. Nous leur avons appris qu'ils étaient de la même famille. Ces braves gens ont de bien autres soucis que ceux de la littérature, et les vaines rumeurs des villes expirent sur les hauteurs du Bouchet. On se sent ramené bien loin dans le passé lorsque l'on heurte à la petite croix de bois clouée, suivant l'antique usage, à la porte de M. Jean François Régis Belle. La maison n'a pas bougé depuis le XVIe siècle. Ce n'est pas, d'ailleurs, celle de Pierre Ier Beyle du Bouchet, qui ne vint s'installer en ce hameau qu'en 1730, mais celle d'un bisaïeul, Bernard-Guelle.
Les murs sont de pierre aux pignons aigus, le toit de chaume. La porte et les fenêtres ont un encadrement de pierre blanche surmonté d'un fronton en accolade qui rappelle un peu l'ogive. A l'intérieur, une salle unique, basse et comme écrasée sous les poutres du plafond. Près de la vaste cheminée s'ouvre le four. Si l'on pousse une porte, vis-à-vis de la porte d'entrée, de chaudes haleines arrivent et les vaches tendent leurs doux mufles étonnés. Bêtes et gens dorment sous le même toit.
En cette pauvreté biblique, en cette humble crèche que réchauffe le b?uf de l'Evangile, quatorze enfants sont nés. Le premier, qui travaillait à la scierie, est mort pendant la guerre, d'un accident lamentable et banal. Il en reste onze, tous bien portants, mines fraîches et éveillées, à part un seul, un petit garçon délicat dont le bras est captif dans un appareil. Les deux plus grands, qui ont de quinze à seize ans, sont allés prendre la place de l'aîné à la scierie. Les voici qui reviennent, à bicyclette, pour le repas de midi. Il en faut, du pain, pour nourrir toutes ces bouches ! Et le val d'Autrans, pittoresque, mais si froid, ne produit presque pas de blé. Au 20 septembre, c'est à peine si les froments sont mûrs; plus d'une moisson est encore sur pied, et il a gelé dès les premiers jours du mois. Seul, le seigle, fils des terres maigres et sans soleil, vient à peu près bien. Mais on ne mange plus, aujourd'hui, le seigle pur, et la farine de blé est si chère !...
L'Académie décerne, dit-on, des prix aux familles nombreuses. Pourrait-elle mieux tomber que sur ces cousins pauvres de Stendhal ?
Paul Ballaguy.
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